Un ressort bien connu dans la littérature des romans policiers consiste à présenter une longue liste, par exemple d’objets présents sur le lieu du crime. Une telle énumération capte ainsi l’attention des lecteurs en quête de la résolution du mystère. Mais, parmi ces derniers, les plus astucieux comprennent qu’il y a là un leurre et que l’essentiel réside non pas dans l’abondante information fournie, mais précisément dans ce qui manque dans l’énumération.
Ainsi le rapport sur l’état de l’emploi scientifique en France publié par le ministère met à notre disposition une foule de données, certainement utiles, mais il évite malheureusement certains points-clés.
1 Préambule : l’insuffisance des chiffres pour gouverner l’Université
Avant de venir à ces omissions, il convient de rappeler que la population des chercheurs en France ne saurait être comprise comme on peut comprendre des effectifs militaires. Par sa nature même, l’activité académique ne se prête qu’à une évaluation par les pairs, si bien que le point de vue des chiffres ne peut donner qu’un aperçu partiel. Rappelons de surcroît qu’en matière scientifique, et plus généralement dans le monde académique, la qualité des esprits prime sur le nombre. Les avancées scientifiques sont le fait d’oiseaux rares. Ainsi la santé d’un système de recherche réside dans la capacité à attirer ou séduire les plus talentueux et passionnés. Un savant d’envergure pourra orienter le domaine auquel il appartient, par son rayonnement attirer de nouveaux talents et créer une communauté de qualité, qui constituera à son tour un terreau fertile pour de nouveaux talents.
Pour cette raison, il est difficile d’évaluer la situation de l’emploi scientifique en France par des données purement numériques. Ajoutons que les diverses disciplines ont des modes de fonctionnement propres et ne se prêtent pas à une compréhension par des critères uniformes. Les chiffres du rapport ne permettent guère de mesurer la qualité de l’Université en France, ni ses évolutions passée et prévisible, et encore moins domaine par domaine.
2 Attractivité des carrières
C’est le point le plus important qui aurait mérité une description véritablement informative. Son omission est d’autant plus regrettable qu’il se prête à une description chiffrée.
Un état des lieux de la recherche scientifique en France devrait se pencher sur l’attractivité des carrières. Même si les conditions salariales ne sont pas la motivation principale dans le monde académique (l’essentiel pour nous n’est-il pas la reconnaissance par les pairs ?) elles importent pour que les vocations scientifiques puissent être réalisées. En particulier, le rapport aurait dû se pencher sur l’évolution de cette attractivité au cours des dernières décennies et sur la comparaison avec l’étranger, puisque le marché de l’emploi scientifique est mondial. Établir des données dans ce sens ne pose pas de difficulté particulière.
Il aurait été par exemple facile de publier l’évolution comparée des salaires de maître de conférences (MCF) débutant et du SMIC au cours des années. Le rapport (salaire brut de MCF au premier échelon) / (smic) valait 1,43 en 2021. Il était supérieur à 2,2 en 1984. Davantage de données comparant les rémunérations dans divers secteurs de la société auraient été bienvenues.
Il aurait été tout aussi intéressant et significatif de publier une comparaison des rémunérations des universitaires dans d’autres contrées. (Le salaire d’un instituteur en Suisse est nettement supérieur à celui d’un universitaire en fin de carrière en France, ce qui nous laisse imaginer le salaire d’un universitaire helvétique. Comment s’étonner du nombre de récipiendaires de la médaille Fields, notamment français, en activité dans les universités suisses ?).
Depuis quelques années, la Chine offre, elle aussi, des chaires attractives, qui attirent des chinois formés en Chine, ou de retour de l’étranger, ou des étrangers à ce pays. En raison de cette compétition, le niveau de la recherche scientifique y augmente d’année en année. Une migration vers la Chine est perceptible dans les universités françaises en mathématiques.
Le rapport publie une comparaison des coûts des chercheurs à travers le monde, mais seulement dans le secteur privé. (Il est d’ailleurs instructif de voir à quel point les États-Unis se distinguent.)
Concernant l’attractivité de la condition de chercheur en France, quelques points difficiles à quantifier sont importants.
- Les conditions de travail des universitaires (tâches annexes, multiplication des examens, responsabilités administratives, complexité et instabilité de l’environnement institutionnel, et salaires) se sont dégradées au cours des années, de l’avis général.
- La France bénéficie d’une attractivité liée à la qualité de la vie et, au moins pour certains domaines, à la qualité de son environnement académique.
On aurait apprécié un recensement des départs vers l’étranger de chercheurs en poste en France.
3 Repyramidage
«une voie de promotion temporaire ouverte sur la durée de la LPR permet à 2000 maîtres de conférences expérimentés d’accéder au corps des professeurs des universités. Cette voie de recrutement sera réservée aux maîtres de conférences hors classe et aux maîtres de conférences de classe normale ayant plus de 10 ans d’ancienneté ;»
Il semble que l’on soit en bonne voie pour la promotion des 2000 maîtres de conférences. Mais le rapport ne fournit pas de données précises.
Rappelons que ce dispositif est destiné à fournir des évolutions de carrière aux universitaires dans l’établissement où ils sont déjà en poste. Il a été critiqué aux motifs suivants :
- Il s’agit d’un recrutement dans le corps des professeurs non fondé sur une large comparaison de candidats, et qui fait ainsi fi d’un élément essentiel de progrès : l’émulation entre savants.
- Il se prête à être une récompense pour services rendus dans l’établissement et non pas pour des accomplissements académiques, si bien qu’il risque d’induire des incitations de carrières inappropriées.
- Il compromet la raison d’être de recrutement de professeur : celle de la venue d’un universitaire mûr qui apporte une ouverture académique. Ainsi, il participe à la sclérose de l’Université.
- Il décourage les (jeunes) maîtres de conférences méritants, pourtant à prêts à la mobilité, qui ne peuvent accéder à ces postes.
- Il risque de provoquer des situations désagréables dans les départements où le nombre d’aspirants au repyramidage excède le nombre de postes repyramidés, et finalement d’encourager les recrutements locaux.
- Il se présente comme la principale réponse aux doléances sur la stagnation de carrières. Mais seuls quelques-un en tirent avantage, et la dévalorisation de l’ensemble du système se trouve confirmée.
On peut comprendre une raison d’être du repyramidage. Une mobilité à travers la France représente souvent un coût familial et financier pour les intéressés. Ce coût est d’autant plus important au vu de la dévalorisation des carrières. Une alternative saine au repyramidage consisterait en la conjonction d’une ouverture sans restriction de postes de professeurs, du découragement des recrutements locaux, et dans une aide à la mobilité. Tout cela serait bénéfique aux universités.
4 Population d’étudiants
Un adulte sur cent est titulaire d’un doctorat en France. Environ 15 % des adultes sont titulaires d’un master.
Le rapport nous apprend que
«Les effectifs d’étudiants en deuxième année de master à l’université sont de 163 085 à la rentrée 2023 (dont 20 576 étudiants en M2 MEEF).»
C’est-à-dire 20 % d’une classe d’âge en France parvient au niveau de la deuxième année de master. Évidemment, on ne peut comparer directement aux 15 % qui ont un master (puisqu’il y a des redoublants, des étudiants qui échouent, des étudiants étrangers). Faut-il s’attendre au bout du compte que la proportion de diplômés de master et, par extrapolation, de doctorat augmente ?
Les taux d’insertion professionnelle sont assez peu informatifs. Il est évident que les titulaires du plus haut diplôme de l’université pourront pour la plupart trouver un emploi. Toutefois, il faudrait une analyse plus fine pour déterminer si cet emploi correspond à la formation doctorale et aux aspirations des diplômés. Seule la marque distinctive «cadre» permet de mette un label sur les emplois occupés. À mon sens, cette statistique est d’un faible intérêt pour éclairer le devenir professionnel des docteurs.
5 Départs à la retraite
Deux faits sont à noter. Le plus important d’entre eux est résumé dans ce passage.
«Entre 2010 et 2020, les effectifs d’enseignants-chercheurs titulaires (EC) partant définitivement (retraites et autres départs définitifs) ont diminué régulièrement, de 29 % au total, passant de 1 810 à 1 190 départs par an. Cette baisse est surtout due à des effets démographiques liés à l’historique des recrutements des EC (NI SIES Numéro 5, 202219). Depuis 2020 au contraire, le nombre de départs définitifs a augmenté de 20 %, passant à 1 420 en 2022. Comme résultante, le solde net des entrées-sorties avoisinait + 270 enseignants-chercheurs titulaires en moyenne annuelle sur la période 2010-2013, pour tomber ensuite à + 70 en moyenne sur 2014-2017, + 50 sur 2018-2020 et – 10 sur 2021-2022. Dans un scénario haut des modèles du SIES (NI SIES Numéro 1, 2024), les départs définitifs (retraites et autres départs) pourraient augmenter de 47 % (+ 4,9 % par an) sur l’ensemble de la période 2022-2030 (graphique 38). Le taux de départs définitifs des enseignants-chercheurs s’établirait donc à 3,2 % par an en moyenne (tableau 39). Or, entre les rentrées 2022 et 2030, la population des étudiants des universités (y compris IUT) devrait baisser de 0,2 poiurcent par an (chiffres tirés de la NF numéro 23, 202320). Pour la période allant du 01/01/2023 au 31/12/2030, le cumul « accroissement d’effectifs étudiants + départs d’EC » s’établirait alors à 2,8 % : en supposant un objectif de maintenir constant le taux d’encadrement des étudiants par des EC titulaires (ratio effectifs étudiants/effectifs d’EC), ce chiffre représente alors les besoins en recrutements d’EC. Par rapport à la période 2018-2022, il conviendrait alors de recruter à un rythme multiplié par 1,23.»
Mais attention à l’augmentation de l’âge de la retraite.
«Dans l’ESR, l’âge de départ des fonctionnaires a augmenté de 0,9 ans entre 2012 et 2022 et il augmentera encore à ce rythme les sept années suivantes»
En conclusion, on peut attendre une ouverture de postes à l’Université dans les années à venir.
6 Féminisation
Une grande partie du rapport est consacrée aux progrès de la féminisation de la recherche. Un tel projet s’inscrit bien sûr dans le vaste mouvement qui permet maintenant aux femmes d’accéder à presque toutes les positions dans la société.
Ce souci est bien sûr louable. Mais la féminisation est surtout valable si elle fait profiter la société des talents détenus par les femmes. Le rapport note que la féminisation progresse de façon inégale suivant les disciplines. En particulier, dans les sciences dures, la proportion de femmes à travers le monde est inversement proportionnelles aux progrès de la place des femmes dans la société (par exemple, l’Iran forme un grand nombre de femmes dans les sciences dures, tout au contraire des pays scandinaves). L’évolution de cette situation ne va pas de soi. Dès lors que la parité est atteinte dans l’ensemble du monde académique, faut-il la rechercher de surcroît dans chaque domaine ?
La représentation égale de chaque sexe dans chaque domaine comme en but en soi peut entrer en conflit avec la méritocratie. La privilégier au dépend du mérite pose deux problèmes : d’une part, l’accès à une position dans la recherche ne profite qu’à une seule personne, alors qu’un progrès scientifique bénéficie à toute la société. De plus, déroger au principe de méritocratie est démobilisateur pour les chercheurs motivés par la reconnaissance par les pairs.
Dans le contexte de morosité à l’Université, après les déceptions engendrées par les politiques récentes, il est difficile de se prévaloir d’un succès. Cela peut expliquer l’insistance sur la réussite de la féminisation comme résultat de la gouvernance de ces dernières années.
7 Séparation des disciplines
J’espérais que le rapport apporterait un éclairage sur ma discipline, les mathématiques, qui se compose d’une communauté bien identifiée depuis des décennies. Malheureusement, les auteurs ont fusionné les mathématiques et (une partie de) l’informatique. On peut concéder que cette dernière discipline se rapproche des mathématiques, avec lesquelles elle partagent le titre de «science abstraite», et par l’utilisation toujours plus grandes des ordinateurs en mathématiques. Mais elle en diffère par son histoire, sa démographie, l’évolution de son importance dans la société avec les nouvelles technologies. À titre d’exemple, concernant l’insertion professionnelle des docteurs, la situation d’un diplômé en mathématiques pures est assez différente de celle d’un informaticien qui a développé des logiciels.
Il aurait été souhaitable de séparer les disciplines.
8 Europe
C’est une section intéressante du rapport. Pourtant, elle ne contient pas de données chiffrées, seulement un rappel historique, un énoncé de principes et un récapitulatif de mesures mises en place. La plus grande partie de la section insiste sur l’encouragement à la mobilité dans le continent européen. Mais on peut lire une déclaration d’intention.
«Dans le cadre de l’EER, l’action 4 du programme stratégique 2022-2024 soutient l’élaboration d’une panoplie de mesures visant à « promouvoir des carrières de recherche attractives et durables, des parcours professionnels diversifiés, une circulation équilibrée des talents et une mobilité internationale, transdisciplinaire et intersectorielle dans l’ensemble de l’EER ». Cette action a pour objectif d’améliorer le fonctionnement du marché unique européen pour les chercheurs et de renforcer les carrières de recherche dans toute l’UE, avec plusieurs sous-objectifs :
- attirer davantage de talents, en particulier les femmes, vers les carrières de recherche ;
- doter les chercheurs de toutes les compétences nécessaires pour réussir leur carrière dans le monde universitaire et au-delà, notamment par la mise en œuvre du cadre européen des compétences pour les chercheurs ;
- encourager l’esprit d’entreprise et l’innovation chez les chercheurs ;
- lutter contre la précarité ;
- faire de l’Europe une destination attrayante pour les meilleurs talents »
Soudain, l’objectif absent du rapport au niveau national (attirer les talents), apparaît au niveau européen. Cela est bien illustré par le système des bourses ERC, qui met en compétition les chercheurs de tout le continent, et fait de ses lauréats l’objet de tous les désirs des établissements de recherche.
Les principes de comparaison et de mobilité ici affirmés au niveau européen semblent absents de la gouvernance nationale qui a conduit, par exemple, au repyramidage. Avec la reconnaissance de la notion de talent individuel, ils sont au cœur de la philosophie libérale européenne. Ainsi le rôle des chercheurs comme agents autonomes et créatifs est reconnu. La nécessité de l’attractivité des carrières est bien identifiée, y compris le souci d’épargner aux chercheurs les situations de précarité.
Pourquoi une telle différence entre les approches européennes et nationales ? Sans doute parce que l’Europe n’a ni la lourde tâche de s’occuper des longues études de toute la jeunesse de notre pays, ni à faire face à une situation budgétaire difficile.
Aussi séduisants que paraissent les principes énoncés au niveau européen, la philosophie libérale de grand brassage n’est pas nécessairement entièrement positive. La recherche, tout spécialement la recherche fondée sur la curiosité, est une affaire humaine et s’inscrit dans un tissu social. Ce tissu relie des communautés locales, nationales, des écoles de pensée etc. Attention à la tentation de de gouverner d’en haut et de réduire la recherche à une simple compétition entre individus.
Loïc Merel
Professeur des Universités
Paris-Cité