Mesdames et Messieurs les candidat(e)s,
Dans une tribune publiée en mars 2008, j’avais exprimé l’inquiétude de beaucoup de collègues pour le sort de l’université française et notamment de ses filières humanistes. Je m’en étais pris plus particulièrement au silence d’une partie du monde académique, qui feignait ne pas voir l’abaissement des diplômes et l’avilissement de la fonction d’enseignant-chercheur.
Je ne considérais pas la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) comme la source unique de ces maux. Mais j’affirmais que cette réforme ne pouvait en aucune façon aboutir à une véritable autonomie des universités. Quatre ans plus tard le constat est là : la LRU n’a pas sauvé nos facultés de leur médiocrité, sans pour autant offrir à nos universités le nouveau souffle qu’elle devait leur apporter.
Mais le principal reproche que l’on peut adresser aujourd’hui à cette loi est qu’au moment même où l’innovation et la recherche constituent l’enjeu d’avenir, la question de l’université a disparu des débats et des programmes, comme si les dispositions prévues dans la LRU et les initiatives liées au grand emprunt suffisaient à résoudre tous les problèmes, et en particulier la crise des filières humanistes.
Ces filières souffrent plus que d’autres d’une spécificité française qui les condamne à la secondarisation. Le récent arrêté sur la nouvelle licence n’est autre que la conséquence malheureuse de cette spécificité. En introduisant la compensation annuelle et les référentiels de compétences, décidés sans que la communauté universitaire ait pu en discuter, il entérine le statut subalterne de nos universités. De quoi s’agit-il ? Des quatre pots de fer et du pot de terre qu’est devenue l’université française.
Nous avons d’un côté le pot de fer des Grandes Écoles, avec leur sélection à l’entrée et leurs moyens supérieurs de 40 % à ceux des universités, de l’autre, celui des organismes de la recherche, avec le statut privilégié des chercheurs et l’image d’excellence qui leur est associée ; au-dessus les concours (Capes et Agrégation), avec leur préparation spécifique et leur sélectivité malthusienne, au-dessous l’inscription libre pour tous les bacheliers, indépendamment de leurs connaissances et de leurs motivations. Comme dans la fable célèbre, aucun de ces pots de fer ne manifeste de mauvaises intentions à l’égard du vieux pot de terre, dont les neuf siècles d’existence appellent le respect. Comme dans la fable, ils le font voler en éclats, sans que l’Université ait lieu de se plaindre des soins qui lui sont ainsi réservés.
Il faut cependant distinguer le diagnostic des remèdes. Ce n’est pas en supprimant aujourd’hui ces pots de fer – aucun universitaire ne l’envisage – que l’on peut préserver le pot de terre ou recoller ses tessons devenus plus ou moins autonomes. Le remède serait pire que le mal, car on ébranlerait tout le système de l’enseignement supérieur et de la recherche, sans que l’université retrouve pour autant sa légitimité. Il suffirait en revanche de restituer à nos facultés le droit de remettre le processus de la transmission du savoir au cœur de leur mission.
Par quels moyens ? Nul besoin de lancer une énième grande réforme. Il suffirait de simples mesures frappées du sceau du bon sens : introduction de prérequis pour l’inscription en première année ; retour à la collégialité à travers la création de sénats académiques ; interdiction du recrutement local. Il suffirait également de respecter les accords de Bologne, qui prévoient la capitalisation des examens, alors que la compensation (semestrielle ou annuelle) permet d’obtenir les crédits même lorsqu’un étudiant a reçu la note de 1/20 ! Par ailleurs, ce dont a le plus besoin aujourd’hui l’universitaire français est le temps : du temps à consacrer non pas à une nouvelle architecture mais à sa mission. Dans cet esprit, la limitation à cinq ans des fonctions administratives locales et nationales non électives garantirait aux universitaires le retour aux tâches nobles de leur métier que sont l’enseignement et la recherche.
L’absence de sélection ne disqualifie pas seulement le diplôme universitaire en discréditant par ricochet l’institution, elle est aussi préjudiciable aux chances de réussite des étudiants issus des classes les moins favorisées. En l’absence de sélection par le mérite et de bourses d’études dignes de ce nom, c’est le réseau familial, donc la condition sociale, qui décide de l’avenir de nos enfants. La licence pour tous que prône l’arrêté sur la nouvelle licence contribue à installer encore plus la sélection censitaire et à mettre en panne l’ascenseur social. C’est la sélection par le mérite qui explique le succès des “pots de fer”. C’est la non sélection dans l’enseignement secondaire qui est responsable de l’absence de formation de ces 150 000 jeunes sans diplôme supérieur, qui constituent une plaie pour notre conscience. Ce n’est pas en remplaçant les connaissances par des prétendues compétences que l’on sauvera cette génération en déshérence, mais c’est en vidant de tout contenu le diplôme de la licence que l’on condamne à l’échec les étudiants qui doivent assurer l’avenir de notre société. Le vrai chemin de la préprofessionnalisation est celui du savoir.
Engagez-vous à rétablir le cercle vertueux qui est à l’origine du succès des grandes universités étrangères. C’est alors que l’on pourra réfléchir aux questions de structure et de gestion et mieux organiser la complémentarité entre les universités et les organismes de la recherche, entre les Grandes Écoles et nos facultés, entre les diplômes universitaires et les concours. Et que l’on pourra également songer à une réforme de l’enseignement secondaire. Il faut en effet sortir du malentendu épistémique de la formation unique, allant de la maternelle jusqu’au Master. C’est en distinguant l’école obligatoire et l’Université que l’on peut espérer restituer à chacune sa vocation. Un de nos clercs les plus lucides, Alain de Libera, l’écrivait déjà il y a vingt ans : en restituant à l’Université ses franchises « on la rend à sa vocation première, l’ouverture à l’universel, la discussion argumentée, la critique des faux prestiges et des vrais pouvoirs ». Le système primaire et secondaire ne bénéficiant plus alors de la soupape universitaire, le besoin d’une réforme en profondeur s’imposerait à tous. Car l’échec n’est pas sanctionné par l’absence de diplôme – il suffirait autrement d’octroyer le Master à tous – mais par l’exclusion sociale, politique, économique, intellectuelle que sanctionne un savoir déficitaire.
Si au contraire vous persévérez à mettre l’avenir de ces 150 000 étudiants sans formation au cœur de toutes les réformes de l’Université, vous condamnez définitivement cette dernière et vous trompez également ces jeunes, qu’un bout de papier obtenu ope legis ne sauvera ni du chômage ni de la marginalité sociale. L’avenir de ces enfants ne passe pas par nos facultés humanistes, choisies de plus en plus par défaut, mais par d’autres structures adaptées, et d’abord par une revalorisation du mérite et des moyens de formation. Le “plan Licence” pourrait devenir alors le “plan Bac”. En liant le destin de ces jeunes à celui de l’Université vous perdez les deux.
Vous aurez le pouvoir dans les prochaines années de faire en sorte que l’Université française soit digne de cette tradition d’où elle tire sa légitimité ou qu’elle devienne le symbole d’une civilisation de l’apparence, de l’infantilisation de la jeunesse, de la paupérisation intellectuelle. « Ou bien il nous faudra craindre / Le destin d’un de ces Pots ».
Claudio Galderisi
Professeur des universités
Membre élu du CNESER – Vice-président de QSF