Le projet de loi relatif à « la transformation de la fonction publique » semble servir à tout. Pour la seconde fois en quelques jours, un amendement déposé au cours de l’examen de ce projet de loi concerne le statut des universitaires. QSF avait déjà demandé et obtenu le retrait d’un amendement présenté devant l’Assemblée nationale par le député Philippe Berta. Cet amendement, qui avait pour objet la suppression de fait de la qualification par le CNU, a été rapidement désavoué par le gouvernement. Cette fois, l’affaire est bien plus grave, car l’amendement en question a été déposé le 17 juin par le gouvernement lui-même, lors de l’examen en première lecture par le Sénat. L’amendement concerne le CNESER disciplinaire, juridiction nationale d’appel pour tous les étudiants et les universitaires. Il a pour objet, d’une part, d’attribuer la présidence de cette juridiction à un conseiller d’État, qui serait nommé par le vice-président du Conseil d’État et, d’autre part, d’instaurer la parité dans la composition de cette juridiction.
Le premier motif d’une telle réforme serait la lutte contre le harcèlement sexuel. Il ressort de l’exposé des motifs que le CNESER disciplinaire serait trop laxiste en la matière. QSF conteste l’exactitude d’une telle affirmation. Le CNESER disciplinaire a souvent sanctionné les déférés plus lourdement que par une peine d’abaissement d’échelon ou de blâme, contrairement à ce qui est écrit dans l’exposé des motifs de cet amendement. QSF rappelle en outre que les universitaires qui sont accusés d’actions aussi graves sont, en sus des poursuites disciplinaires, soumis à la rigueur du droit pénal. La juridiction répressive est même d’une certaine manière leur juge naturel. Ce premier motif est donc un prétexte qui ne justifie pas l’urgence de changer le statut de la juridiction universitaire.
QSF considère que ce motif semble surtout servir à introduire le second motif de la réforme envisagée, qui constitue une atteinte sans précédent au statut des enseignants-chercheurs. Il s’agit en effet d’imposer aux universitaires la présence d’un conseiller d’État comme président de leur juridiction. La raison en serait le manque de sécurité juridique, puisque selon l’exposé des motifs 40 % des décisions du CNESER qui sont attaquées devant le Conseil d’État sont cassées par ce Conseil, ce qui justifierait une prétendue « professionnalisation » de la juridiction. QSF estime que l’argument est fallacieux, car si l’on prend en compte l’ensemble du contentieux du CNESER sur quatre années (2014 à 2017), le nombre de décisions qui ont fait l’objet d’un recours devant le Conseil d’État ne représente que 6,5 % environ des dossiers examinés par le CNESER disciplinaire. Or seulement 8 décisions sur les 294 prononcées ont été cassées par le Conseil d’État, ce qui représente moins de 3 % des décisions prises par le CNESER disciplinaire. Compte tenu de ces chiffres, parler d’« insécurité juridique » est pour le moins inexact.
QSF remarque que l’idée de mettre un conseiller d’État à la présidence du CNESER disciplinaire n’est pas nouvelle. Dès 2013, dans un rapport d’inspection sur le CNESER disciplinaire, le Conseil d’État recommandait une telle solution. Cette proposition, reprise dans un amendement du projet de loi Fioraso (« loi relative à l’enseignement supérieur et à la recherche »), fut retirée en commission au Sénat. L’amendement prévoyait déjà que « le président du CNESER disciplinaire est un conseiller d’État, en activité ou honoraire, nommé par le MESR ». Cette proposition avait été rejetée par le CNESER en juin 2013, par une motion recueillant 30 voix pour et trois abstentions. Cette fois, l’affaire est plus inquiétante, car le gouvernement reprend à son compte l’idée de la « professionnalisation » de la juridiction, qui serait symbolisée par la présidence d’un conseiller d’État et l’associe, dans un mélange des genres douteux, à la lutte contre le harcèlement sexuel.
QSF, qui est parfaitement conscient des dysfonctionnements que connaît le CNESER disciplinaire (deux de ses membres élus ayant été vice-présidents de 2011 à 2019), réaffirme qu’une réforme de cette institution s’impose en urgence, en raison notamment de l’absence de règles concernant le mode de composition de la juridiction, de la multiplication des contentieux, de la lourdeur de la tâche pour les membres qui siègent dans ce CNESER disciplinaire, de la complexification des procédures. Mais une réforme comme celle que prévoit cet amendement n’est pour QSF acceptable ni dans la forme, ni sur le fond.
Dans la forme, car une fois de plus, cette loi sur la fonction publique sert de « véhicule législatif » pour introduire subrepticement une réforme qui concerne un aspect bien particulier du statut des universitaires. Cette réforme constituerait un véritable camouflet infligé aux universitaires, qui ont une juridiction spécifique dont le statut n’a certainement pas à être modifié par une loi aussi lointaine de la réalité de l’université que celle sur la transformation de la fonction publique. Rien, pas même une prétendue urgence ne justifie pour QSF une solution, qui est d’autant plus inacceptable que depuis plus de six ans maintenant, le président du CNESER disciplinaire a alerté le ministère sur la nécessité d’une refonte du CNESER, en proposant des réformes pouvant le réformer intelligemment et efficacement.
Sur le fond, QSF estime que cette réforme, en introduisant la présidence de cette institution par un conseiller d’État, met fin tout simplement au droit des universitaires d’être jugés disciplinairement par leurs pairs. Ce droit, qui remonte au Premier Empire, traduit l’idée que seule cette juridiction peut sanctionner les violations à la déontologie professionnelle. Ce droit corporatif a donc sa raison d’être, et même une double raison d’être. C’est, d’une part, le droit dont jouissent les universitaires de ne pas être révoqués par le ministère ou punis par celui-ci s’ils s’exprimaient de façon trop critique à l’égard du pouvoir. QSF rappelle ce que le Doyen Vedel écrivait à ce sujet : « la remise du pouvoir disciplinaire à des juridictions universitaires de caractère électif a procuré au personnel enseignant une indépendance dont peu de pays au monde offrent un exemple comparable » (« Réflexions sur la justice universitaire », Mélanges Trotabas, LGDJ, 1970, p. 562). Le Conseil d’État connait d’ailleurs la légitimité de cette revendication puisque, à la fin de son rapport de 2013, il indiquait que la présidence de la juridiction du CNESER « pourrait éventuellement être exercée par un professeur de droit public si l’on souhaite préserver le symbole de l’indépendance des enseignants-chercheurs du supérieur ». QSF ne comprend pas en quoi l’indépendance des universitaires serait mieux protégée par la présidence du CNESER disciplinaire attribuée à un Conseiller d’État. QSF le comprend d’autant moins que l’évolution de la jurisprudence administrative depuis des années témoigne du contraire : le Conseil d’État n’a cessé de laisser le gouvernement et les autorités administratives empiéter sur les libertés universitaires.
D’autre part, ce privilège de juridiction s’explique pour des raisons professionnelles. Pour juger des violations de la déontologie universitaire, il faut être soi-même universitaire. En effet, seuls des universitaires sont par exemple en mesure de comprendre ce que signifie la fraude scientifique (plagiat, falsification ou fabrication des données, etc.), par conséquent la nécessité de lutter contre cette plaie. Le Conseil d’État n’a pas le monopole de la déontologie. Il existe des chartes de déontologie et d’éthique dans les universités. Par ailleurs, faire du Conseil d’État le gardien de la déontologie universitaire témoigne de ce préjugé courant selon lequel les universitaires seraient des fonctionnaires d’État comme les autres et qu’on pourrait les faire passer comme les autres fonctionnaires sous la toise du Conseil d’État. L’existence et la permanence des libertés universitaires supposent le maintien d’un statut dérogatoire à celui de la fonction publique ordinaire.
QSF dénonce cette grave atteinte à l’essence de la justice universitaire, juridiction de type échevinal, qui fait partie d’un des principaux piliers du statut des universitaires français. QSF a proposé, sans être entendu, quelques pistes d’une réforme plus adéquate. Les voici en résumé :
- transférer les procédures d’appel pour les étudiants du CNESER aux tribunaux administratifs ;
- alléger la procédure d’instruction devant le CNESER et prévoir notamment la faculté d’un juge unique d’instruction pour alléger les tâches des membres du CNESER ;
- envisager pour cette fameuse sécurité juridique, l’appel à un magistrat administratif, qui ne serait pas un Conseiller d’État, pour superviser à la fois la procédure administrative contentieuse et servir de conseil juridique pour la rédaction des arrêts du CNESER disciplinaire ;
- réfléchir à un mode de composition du CNESR disciplinaire fondé sur les compétences juridiques (QSF est la seule organisation qui propose régulièrement en position éligible des professeurs de droit) ;
- mieux indemniser les fonctions extrêmement chronophages des membres du CNESER disciplinaire.
QSF est partisan d’ouvrir un débat sur la composition de cette juridiction disciplinaire en remettant en cause, si nécessaire, le monopole de l’appartenance syndicale. Rien n’interdirait d’envisager une procédure de tirage au sort parmi une liste d’universitaires volontaires pour exercer une fonction disciplinaire qu’ils auraient par exemple déjà exercée au sein des conseils de discipline des universités. Comme pour le CNU, il serait judicieux de pouvoir publier les curricula vitae des membres de cette juridiction d’appel.
Une réforme d’ampleur des dispositions législatives et réglementaires concernant le CNESER est nécessaire et urgente. Elle suppose de modifier le Code de l’Éducation par une loi spéciale et non pas par une disposition prise dans le cadre d’une loi qui concerne les fonctionnaires en général et non les universitaires.
QSF demande donc au gouvernement le retrait d’un amendement qui ne permettra pas de pallier les dysfonctionnements actuels du CNESER disciplinaire, qui risque de donner lieu à un conflit institutionnel entre les universitaires et un président issu du Conseil d’État, et qui, compte tenu de l’obligation de représentativité syndicale et du mode actuel de composition du CNESER, ne permettra pas de favoriser la parité homme-femme souhaitée par le législateur.
QSF appelle la communauté universitaire à manifester son hostilité à un amendement qui marque la remise en question du statut des enseignants-chercheurs.